- Je m'appelle Mark Gordon. Je supplie le gouvernement américain d'arrêter les persécutions en Irak. Arrêtez les massacres. Soumettez-vous.
Sa voix, jusqu'ici mécanique, d'une troublante passivité, se brisa alors qu'il lisait les derniers mots sur la pancarte :
- Aujourd'hui... aujourd'hui est le jour de ma mort. Mon véritable assassin est le gouvernement américain. Et il sera bientôt le sien...
La caméra se tourna vers moi tandis que je voyais notre agresseur préparer sa dague. On garda le plan sur mon visage quelques secondes, fallait que le gouvernement voie qu'on était maltraités. Et quand on ramena l'objectif sur Mark, c'est devenu un gros bordel. Il lui a scié la tête, littéralement, et ce devant la caméra. Il aurait pu se contenter de lui enfoncer la lame dans le ventre et le laisser se vider de son sang. Il aurait pu lui donner un gros coup de hache. Mais non. Il lui a scié la tête avec une dague aussi limée qu'un couteau à steak vieux de vingt ans, et c'était interminablement dégueulasse. Il ne pouvait même pas crier, car il lui gardait une main sur la bouche. Je n'ose même pas imaginer la souffrance qu'il a dû endurer, combien d'atroces secondes il a souhaité être déjà mort. Tout ce que je sais, c'est que je n'arrivais pas à détacher les yeux de l'affreux spectacle qui se déroulait devant moi, de cet homme qui, devant la caméra, se débattait pour scier les vertèbres qui attachaient la tête de mon ami au reste de son corps.
Enfin, après d'interminables secondes et dans un bain de sang, notre agresseur attrapa la tête de ... par les cheveux, l'arracha pour de bon, et se mit à parler :
- Au nom de l'islam... Amérique, va te faire foutre.
Il enleva sa cagoule quand l'autre annonça la fin du film et se dirigea vers moi. Il tira sur mes longs cheveux emmêlés, et je n'eus d'autre choix que de me lever. J'avais des fourmis dans les jambes, tellement qu'il m'était difficile de rester debout. Je suis tombé une fois. À la deuxième, je reçus un coup de poing dans la mâchoire, et je la sentis craquer sous les doigts de mon agresseur. Troisième tentative. Je savais qu'il ne me tuerait pas, pas comme cela, il allait m'égorger comme un mouton, comme Mark. Mais je devais me relever, tenir sur les bâtons qui me servaient de jambes. Il le fallait... Tant bien que mal, je réussis à tenir debout, sonné, et on me mit une cagoule sur la tête. Le noir. Toujours ce noir. Mais bien sûr, je ne devais pas retrouver mon chemin, j'aurais pu m'échapper – vraiment, m'échapper ? J'en étais incapable. C'était reparti. J'allais retourner dans la cave, seul cette fois, sans plus personne pour m'aider à supporter les conditions médiocres dans lesquelles on était tenus. Mark était mort. Et l'image de la tête détachée de son corps, tenue par les cheveux, de tout ce sang... ça m'était insupportable, et ça ne me quittait pas.
***
- Alec... Alec, debout, pour l'amour du ciel, essayez de vous lever !
- Mmmmh ? Z'êtes qui, le bon dieu ? J'crois plus au bon dieu depuis un petit temps mec, cassez vous d'ici, laissez moi crever.
Encore une hallucination, certainement. Depuis la mort de Mark, je m'étais surpris plusieurs fois à parler tout seul. Ça faisait combien de temps déjà ? Deux jours ? Trois ? Peut-être même plus que ça, c'était pas important. Vous savez, quand vous avez passé des années à cogiter sur comment vous alliez mourir, le jour où ça doit arriver, on n'a même plus peur. C'est vrai, Mark était traumatisé quand il a lu la pancarte. On ne savait pas du tout pourquoi ils nous emmenaient hors de la cave, ni pourquoi c'était lui qu'ils avaient choisi. On connaissait bien cette technique de l'otage qui parle à son pays devant une caméra, mais on ne se serait jamais douté de son exécution « publique ». On l'a découvert au moment où il prononçait les mots écrits sur le morceau de carton. L'espace des deux minutes entre la lecture et sa mort, on pouvait lire la peur dans ses yeux. Quant à moi... je savais que j'y passerais. Je ne vous cache pas qu'au début, j'étais pétrifié. Mais là... je crois que je préférerais qu'ils arrivent maintenant, qu'ils fassent ça maintenant, et qu'on n'en parle plus. Oh, peut-être que mes parents me regretteraient. Kate, aussi, ma belle Kate qui devait m'attendre à Pearl Tree, attendre impatiemment mon retour. Mais ça leur passerait vite. Au fond, je n'étais plus qu'un déchet.
- Je crois qu'il délire, les gars. Va falloir le soulever.
- On peut pas dire qu'il soit épais, ça devrait aller.
Je me sentis décoller du sol. Alors, je ne délirais pas. Intéressant. Qu'allaient-ils donc me faire, ces mecs ? J'entrouvris les yeux et aperçus leur uniforme. Encore plus intéressant. Le tout maintenant était d'arriver à déterminer si j'étais heureux ou non de ma libération. J'en savais rien. À vrai dire, je pense que s'ils avaient pu me laisser crever là, j'en n'aurais pas été moins content.
- Faut reprendre Mark... faut le ramener chez nous... à la maison...
Les mots étaient sortis tout seuls, sans même que je m'aperçoive que je les avais prononcés. Cependant, quand je vis les visages embarrassés des deux militaires qui me soulevaient, je compris que ce n'était pas envisageable.
- Ils l'ont déjà embarqué, c'est ça ? demandai-je, sentant mes yeux s'embuer.
- On ne l'a pas retrouvé.
- Mais... mais il est où, alors ?
Le second soldat intervint :
- Ne dis rien, John, on n'a pas le droit de...
- Il peut savoir. Ils l'ont probablement jeté dans le point d'eau le plus proche. Fleuve, mer... on n'en sait rien. Il est probable qu'on ne le retrouve jamais.
Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite. On m'a dit que le choc m'avait fait perdre connaissance. Je m'en fiche. Tout ce dont je suis certain, c'est que je me suis réveillé plusieurs jours plus tard dans un lit d'hôpital, à Pearl Tree.
***
La lumière... elle était tellement vive... comment ouvrir les yeux avec cette lumière aveuglante ? Je levai un bras lourd vers mon visage pour me cacher un peu, et là, ce fut la précipitation autour de moi. Une voix familière s'exclama : « Il est réveillé ! Mon fils est réveillé, Dieu soit loué ! », et je compris que c'était ma mère. Je n'avais plus entendu cette voix depuis trois ans. Si ce n'était pas le paradis, ça...
Lentement, j'entrepris d'ouvrir les yeux. Ils s'habituèrent assez vite au changement et mon regard rencontra celui de ma mère, penchée sur mon lit, les yeux pleins de larmes. Je ne pus m'empêcher de penser à celle de Mark, qui devait probablement être morte de jalousie et de chagrin. Que pouvais-je faire pour elle ? Malheureusement, rien d'autre que lui verser tous les mois un peu de la prime qu'ils allaient me verser. Je savais très bien comment ça se passait. On devenait fous, alors ils nous versaient un beau paquet de pognon pour nous éloigner du marché du travail quelques temps. Ça marchait comme ça avec les militaires aussi, ceux qui revenaient traumatisés après une sale expérience.
- Maman..., murmurai-je, la voix brisée.
Il ne suffit que de ce mot pour qu'elle fonde en larmes. La pauvre. Ç'avait dû être vachement dur pour elle de se demander où j'étais, si j'étais encore en vie, tout ça. Mécaniquement, j'essayai de me relever pour m'asseoir, mais mon corps était encore trop rouillé pour ce genre de choses. Je me contentai donc de tendre les bras, et elle se jeta dedans. Je fondis en larmes. C'était plus fort que moi, torturé entre le bonheur et la colère de ne pas être resté, de ne pas avoir subi le même sort que mon meilleur ami, de ne pas avoir été à sa place... après tout, c'est moi qui avait supplié le boss pour avoir le sujet.
- J'aurais dû être à sa place, maman, c'est moi qui l'ai traîné là-dedans...
Elle me serra un peu plus fort, et je compris à quel point mes paroles l'avaient blessée. C'est vrai que ce n'était pas la meilleure chose à dire durant des retrouvailles, mais comprenez moi : j'étais incapable de penser à autre chose. Au fur et à mesure que les minutes passaient, mes sanglots se calmaient, et je fus capable de la lâcher. Elle se recula, et c'est mon père que je vis ensuite. Il avait toujours été froid et distant, c'est dans son caractère, il ne montrait jamais rien. Il s'est contenté d'une petite étreinte, mais elle voulait tout dire. Jamais mon père ne m'avait câliné. Et puis, il est sorti avec ma mère. La porte était à peine fermée sur eux qu'elle se rouvrait.
- Kate...
Il me fallut plusieurs secondes avant de comprendre ce qui clochait. Outre son air embarrassé et faussement heureux, ce sont ses mains qui me guidèrent à la découverte. Elles étaient posées sur son ventre, un ventre rond, le ventre d'une femme enceinte de plusieurs mois déjà. Et je vous concède que je n'étais pas certain de comprendre. Comment pouvait-elle être enceinte depuis trois ans ? C'était tellement ridicule de penser comme ça, mais j'étais dans le cake et ça tournait au ralenti dans ma caboche.
- Je te croyais mort, se contenta-t-elle de marmonner.
- Je suis bien vivant.
- Je vois ça. Écoute...
Oh non, pas ça. Pas ce « écoute, faut qu'on parle », et certainement pas maintenant, dans ces conditions. J'eus la brusque envie de me boucher les oreilles comme un gamin, mais je n'y échapperais pas, de toute façon, inutile de repousser l'échéance.
- Dis moi tout, tu me croyais mort alors t'as sauté sur le premier venu et tu lui as fait un gosse pour « combler la douleur », c'est ça ?
- Non, en fait... en fait, on se fréquentait déjà... avant. Je veux dire, avant que tu ne partes.
- Content pour toi.
- Alec, je suis désolée...
- Non, tu ne l'es pas le moins du monde. T'espérais vraiment que je sois crevé au fond du désert, ça t'arrangeais bien au final.
Elle fondit en larmes, elle aussi. C'était la journée, bordel ! Faut dire, j'étais resté tellement calme que ça pouvait être troublant. En fait, j'avais juste envie de crever. Entre mon meilleur ami exécuté et ma fiancée infidèle qui m'avait pourtant dit « oui » quelques semaines avant mon départ en Syrie... heureusement qu'il me restait des parents. Je fermai les yeux, et quelques secondes plus tard, j'entendis à nouveau la porte. C'était la dernière fois que j'entendais parler de Kate.
***
L'humeur n'était pas au beau fixe, ce soir. Certains jours, ça allait. Il fallait que je me lève de bonne humeur, alors tout allait bien pour le reste de la journée. Mais ce matin là, je m'étais levé dans un brouillard complet. Les cauchemars ne s'arrêtaient pas, il revenait parfois même plusieurs fois sur la nuit. Je revoyais Mark, il était dans une sorte de pièce toute noire, et il tenait sa tête décapitée sous son bras. Il disait que c'était ma faute, que je l'avais toujours entraîné dans les mauvais coups, qu'il m'en voulait de l'avoir tiré là-dedans, d'avoir survécu, d'être rentré au pays sans lui. On n'avait jamais retrouvé son corps, et il n'avait même pas eu droit à des funérailles dignes de ce nom. Quand je m'étais rendu à la cérémonie d'adieu, celle à laquelle j'allais recevoir une médaille d'allez savoir quoi, j'étais pétrifié à l'idée de rencontrer sa mère, Nina. N'ayant pas osé lui rendre visite avant, de peur qu'elle ne veuille plus entendre parler de moi, cela n'arrangeait pas les choses, mais j'avais tout pour me tromper. En me voyant, elle m'a sauté dans les bras en murmurant des paroles sans fin, du genre « tu es vivant, je n'ai pas tout perdu, tu es là, j'avais tellement peur ». Difficile de retenir ses larmes dans des moments pareil...
- Vous allez bien, m'sieur ?
La voix du jeune homme me tira de ma rêverie, et je ne mis pas longtemps à m'apercevoir que mes joues étaient trempées. Chier.
- Ouais, ça va. Sers-moi une autre bière, si tu veux bien.
Il s'exécuta sans broncher. C'était la première fois que j'allais dans ce bar et, malgré la dizaine de chopines que je m'étais enfilé en à peine une heure, il ne bronchait pas. J'y retournerais. Rares étaient devenus les bars où les serveurs se mêlaient uniquement de ce qui les regardait.
Je m'essuyai distraitement les yeux.
Fallait vraiment que ça soit tombé sur lui.
Bon dieu, comme il me manquait.
D'habitude, l'alcool m'aidait à zapper. Je ne devais pas avoir bu assez.
Je vidai le nouveau verre cul sec après avoir jeté un billet au hasard dans les bras du jeune homme.
- Garde la monnaie.
- M'sieur, y'a cinquante dollars !
- Garde la monnaie, fais pas ton choqué, ça te fais plaisir. Tu sais combien ils te paient quand tu as failli mourir à cause d'eux ?
- Qui ça ?
- L'état.
- Non...
- Un beau paquet, gamin. Mais j'te souhaite jamais de recevoir cette prime sur ton compte. Alors prends la monnaie et tais-toi.
- Ok, m'sieur. Merci...
Ah, les gamins...